Broder

« Les hirondelles brodent le ciel depuis des milliers de siècles, l’art appliqué n’existe pas. »

Jean Arp

C’est une fin de journée d’hiver, j’ai 5 ou 6 ans, ma mère m’apprend à tricoter. La pelote de laine (récupérée ?) est d’un bleu foncé. Quand soudain, elle m’annonce la perte d’une maille qui me laisse totalement médusée. Aussi, l’apprentissage des travaux d’aiguille est relié dans mon souvenir à celui de la perte dans cette atmosphère sombre et tamisée.

Très tardivement, en souvenir de ma grand-mère, couturière, je commence à broder, bosquets d’instants, une série de tronçons de phrases  d’Henri Michaux, au fil rouge, sur des carrés de coton écru : agiter des souvenirs, combat de fourmi, caresse d’une grande fatigue, la fourmi à l’étoile, je me pleure, ton doux regard d’hôpital…

Un beau mois d’août, soixante de ces carrés brodés entreposés dans la cuisine d’une librairie disparaissent mystérieusement, et se volatilisent, avant même leur accrochage pour une première exposition.

Dans une fièvre opiniâtre, je persévère en petits points, à tracer sur la toile, mes pérégrinations et fantaisies de lecture (haïkus, Clarice Lispector, Mary Mac Lane :  « que le diable m’emporte », Virginia Woolf, Richard Brautigan, Anna Maria Ortese, Lucia Santucci…)

Je découvre les joies procurées par l’utilisation du tambour, celle de l’improvisation, et celle d’épingler des fourmis ou des libellules.

Ces gestes lents, silencieux, presque invisibles, capturent des moments du temps présent qui s’écoulent comme le lasso, des chevaux qui s’enfuient au galop.

J’aime travailler, du fil, du linge, des vêtements, des bouts de tissus abimés, décousus, récupérés, trouvés, perdus, retrouvés. Ils sont comme des petits trésors, porteurs d’une histoire ou de souvenirs magiques. J’aime retrouver le temps lointain où se baisser pour ramasser quelque chose de tombé n’était pas déshonorant et où jeter relevait presque du scandale.

Broder m’aide à me concentrer, m’apporte de l’apaisement, du soulagement.

Broder, c’est chercher à rendre visible l’invisible, c’est un peu comme remuer la poussière.

Proche de la méditation, c’est à la fois une forme de résistance, et un acte de subversion tout autant que la lecture.

                                                                                              Victorine